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Le paradoxe de l'homnivore

Photo du rédacteur: Stevens AzimaStevens Azima

Dernière mise à jour : 30 nov. 2020

Il est un livre que j'ai découvert il n'y a pas longtemps. Il explique le fait alimentaire d'une façon brillante. Dans ce livre Claude Fischler développe, plus qu'une sociologie, une véritable philosophie de l'alimentation. Je reviendrai certainement une autre fois sur la lecture de L'Homnivore (publié en 1990), pour fournir ici un compte rendu plus personnel. En attendant, pour partager la découverte, je reprends ici quelques extraits bruts qui montrent la puissance de la thèse de l'auteur.





On commence par la signification, pour l'humain, de l'acte même de manger. Manger, ce n'est pas comme s'habiller. Comme l'explique Fischler au début de son ouvrage:


Manger : rien de plus vital, rien d’aussi intime. « Intime » est bien l’adjectif qui s’impose : en latin, intimus est le superlatif de interior. En incorporant les aliments, nous les faisons donc accéder au comble de l’intériorité. C’est bien ce qu’entend la sagesse des nations lorsqu’elle dit que « nous sommes ce que nous mangeons » ; à tout le moins, ce que nous mangeons devient nous-mêmes. Le vêtement, les cosmétiques ne sont qu’au contact de notre corps ; les aliments, eux, doivent franchir la barrière orale, s’introduire en nous et devenir notre substance intime. Il y a donc par essence quelque gravité attachée à l’acte d’incorporation ; l’alimentation est le domaine de l’appétit et du désir gratifiés, du plaisir, mais aussi de la méfiance, de l’incertitude, de l’anxiété. (Claude Fischler)

Et comme omnivores, chez nous, l'acte de manger prend des significations insoupçonnées. Le fait d'être omnivore est à la fois un atout et une source de danger.


La décision de laisser un corps étranger franchir notre propre corps semble banale, mais elle peut aussi conduire à des "conséquences potentiellement irréversibles". C'est par ce principe d'incorporation que Fischler introduit la néophobie, à la source de l'anxiété alimentaire du mangeur. Manger cesse d'être un geste innocent.


La néophobie, comme on l’a vu, est une caractéristique importante du comportement alimentaire des omnivores. Chez l’homme, elle se manifeste d’abord chez l’enfant par une forte résistance opposée aux aliments nouveaux, inconnus de lui ou peu familiers. On voit l’enfant trier les aliments, les examiner attentivement, les flairer, ne les goûter qu’à contrecœur et en très petite quantité, parfois les recracher. Ces manifestations néophobiques sont à l’origine de conflits classiques entre parents et enfants. (Claude Fischler)

Mais il existe aussi un autre pôle, la néophilie, c'est-à-dire notre "tendance à l’exploration, besoin du changement, de la nouveauté, de la variété".


Le fait d’être omnivore, en premier lieu, est porteur d’autonomie, de liberté, d’adaptabilité : à la différence des mangeurs spécialisés, l’omnivore a la faculté inappréciable de pouvoir subsister à partir d’une multitude d’aliments et de régimes différents, c’est-à-dire de s’ajuster à des changements dans son environnement. Il suffit pour appuyer cette affirmation de considérer l’extraordinaire diversité des régimes humains, depuis celui des Eskimos (Inuit), presque exclusivement constitué de protéines animales (viande et poisson) et de graisses, jusqu’à celui des agriculteurs du Sud-Est asiatique, pratiquement dépourvu de protéines animales. Dans tous les cas, l’omnivore humain parvient à subsister à partir de cette alimentation. Il peut survivre à la disparition de certaines espèces dont il se nourrissait ; il peut se déplacer, changer d’écosystème. (Claude Fischler)

Et c'est ici que Fischler introduit (ou reformule) sa version du "paradoxe de l'homnivore". Sa façon de l'introduire n'est pas sans nous rappeler la formule de Schopenhauer sur la vie qui oscille entre la souffrance et l'ennui, formule dont André Comte-Sponville dira que c'est la phrase la plus triste de la philosophie.


Sauf qu'avec Fischler, l'un des pôles (la néophilie) est plus joyeux que chez Schopenhauer. Ce que Fischler nous dit, c'est que le fait d'être omnivore produit une tension entre deux attitudes, deux comportements mutuellement exclusifs, la néophilie et la néophobie. À mon tour, je dirais que c'est l'une des plus belles formulations que j'aie lues dans le champ de la sociologie de l'alimentation. Elle résume selon moi toute la complexité du fait alimentaire.


Le paradoxe de l’omnivore se situe dans le tiraillement, l’oscillation entre ces deux pôles, celui de la néophobie (prudence, crainte de l’inconnu, résistance à l’innovation) et celui de la néophilie (tendance à l’exploration, besoin du changement, de la nouveauté, de la variété). Tout omnivore, et l’homme en particulier, est soumis à une sorte de double bind, de double contrainte, entre le familier et l’inconnu, entre la monotonie et l’alternance, entre la sécurité et la variété. (Claude Fischler)

Mais Fischler ne fait pas que nous indiquer l'existence du problème. Il explique aussi comment en tant qu'individus, sociétés ou même comme espèce, nous arrivons à "résoudre" ce paradoxe.


Au paradoxe de l’omnivore s’attache une angoisse ou une anxiété. Pour surmonter cette angoisse ou la mettre à profit, comme une sorte de pulsion motrice, l’homme dispose non seulement de programmations ou de mécanismes de régulation biologiques, non seulement de la faculté de modeler ses choix en fonction de ceux de ses congénères, mais aussi de compétences mentales perfectionnées, qu’il utilise pour mettre en place des pratiques et des représentations culturellement construites. La cuisine d’un groupe humain peut être conçue, on l’a vu, comme un corps de pratiques, de représentations, de règles et de normes reposant sur des classifications : l’une des fonctions essentielles de cette construction, c’est précisément la résolution du paradoxe de l’omnivore. (Claude Fischler)

En somme, ce que Fischler nous dit, c'est qu'en plus des mécanismes biologiques (par exemple, notre répulsion pour certains types d'aliments), les cuisines, comme constructions culturelles, fournissent un cadre sécurisant dans lequel l'homme omnivore (l'homnivore) -ou la femme omnivore- peut faire ses choix sans trop d'inquiétude. Les cuisines minimisent les risques tout en nous offrant une grande diversité d'options.


Mais avec la mondialisation, ces spécificités locales tendent à s'estomper. Ce qui fait encourir, selon moi, le risque d'un retour à l'anxiété alimentaire quand les cuisines, désormais déconnectées de leur environnement, ne pourront plus jouer leur rôle de garde-fou, ou, devrais-je dire, de garde-corps. N'en déplaise aux foodies et autres curieux alimentaires qui parcourent le monde pour découvrir d'autres saveurs.

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