Il y a cette station de radio québécoise qui passe chaque jour "L'Amérique pleure" du groupe Les Cowboys Fringants. J'aimais la chanson, mais je n'en savais pas grand-chose. Alors j'ai décidé de googler et de régler ça une fois pour toutes. J'ai vu qu'il y avait une vidéo.
La chanson m'a suffisamment inspiré pour que je décide tout de même d'écrire ce billet après deux jours d'hyperconcentration sur un projet dont je vous épargne les détails. C'était comme exactement la dose de vitamines et de caféine dont j'avais besoin, à ce moment précis. Pour répéter le chanteur:
Encore un jour à se l'ver
En même temps que le soleil
La face encore un peu poquée
D'mon quatre heures de sommeil (yeah!)
J'tire une coup' de poffes de clope
Job done pour les vitamines
Pis un bon café à l'eau d'mope
Histoire de s'donner meilleur mine
"L'Amérique pleure" est la piste qui ouvre l'album "Les antipodes", publié en 2019. Il s'agit de l'avant-dernier album du groupe au moment où j'écris ces lignes. Le groupe existe depuis 1997 et le succès s'est mis au rendez-vous au début des années 2000. Aujourd'hui, le groupe est connu et multiplie les tournées dans le monde francophone.
Les Cowboys Fringants, en plus de leur nom qui retient l'attention, peuvent se vanter de plusieurs tubes à leur palmarès. Moins dolents que l'autre star de folk québécois émergente, Tire le Coyote (qui est le chanteur québécois que je connaissais dans le folk), les Cowboys Fringants viennent de me conquérir. Je viens d'écouter en rafale leurs plus récents albums et leurs morceaux phares. L'un d'eux, "Tant qu'on aura de l'amour" figure parmi les chansons préférées d'une amie à Montréal qui peut très bien le tourner en boucle une semaine durant. A force d'écouter la chanson et de voir E., heureuse, danser sur la musique, j'ai fini par aimer aussi sans même encore connaitre le groupe. Certes, E. est autiste, mais j'ai fini par avoir autant de plaisir qu'elle à écouter la chanson.
Mais j'aime aussi des tubes comme Les Étoiles filantes, Toune d'automne et, plus récemment, Sur mon épaule (album "Les Antipodes"). Je ne sais pas si c'est le style traditionnel ou néotraditionnel, mais il y a quelque chose dans ces chansons, une sorte de nostalgie qui ne dit pas son nom, qui marche sur moi à tous les coups. Je retrouve le même effet, cette fois doublé d'une geste (patriotique?) excellemment mise en scène, en écoutant par exemple "Le Chant d'un Patriote" de Félix Leclerc, très bien interprété par Daniel Boucher. Depuis qu'une amie me l'a fait écouter pour la première fois, cette chanson ne sort plus de ma tête.
Mais si L'Amérique pleure des Cowboys Fringants a retenu mon attention, c'est parce que cette chanson a un plus, un je ne sais quoi, qui en fait une autre chanson que je ne suis ni près d'oublier ni prêt à oublier.
La chanson réussit avec brio, presque sans en avoir l'air, à rendre compte de l'absurdité du mode de vie en "Amérique" (faut-il comprendre l'Amérique du Nord), ou même en Occident, voire de la vie en général. Si comme on le disait récemment, La Purge au cinéma met en scène le "cauchemar américain", "L'Amérique pleure" traduit l'étonnement de l'artiste devant l'absurdité de ce qui est considéré comme le "rêve américain" ou comme le "rêve canadien". Mis en procès, ces idéaux révèlent sous le chant de l'artiste leurs contradictions et leur caractère insoutenable.
La question qu'j'me pose tout l'temps:
Mais comment font tous ces gens
Pour croire encore en la vie
Dans cette hypocrisie?
C'est si triste que des fois quand je rentre à la maison
Pis que j'parke mon vieux camion
J'vois toute l'Amérique qui pleure
Dans mon rétroviseur...
De façon plus philosophique, et cela n'a rien de nouveau (l'absurde est au coeur du conflit camusien par excellence), dans L'Amérique pleure, le groupe reprend la vieille question du sens de la vie, surtout celle d'une vie qu'on n'a pas choisie. La question devient alors: qu'est-ce qu'on a choisi dans tout ça? On a peut-être pris la décision de monter dans le train, peut-être même que nous préférons être dans le train plutôt qu'ailleurs, mais dirigeons-nous le train?
Moi je traîne dans ma remorque
Tous les excès d'mon époque
La surabondance surgelée
Shootée, suremballée (yeah!)
Pendant qu'les vœux pieux passent dans l'beurre
Que notre insouciance est repue
C'est dans le fond des containers
Que pourront pourrir les surplus
Si ça se trouve, peut-être même que plus personne ne dirige le train. Rendu à sa vitesse de croisière, il pourrait très bien être passé en mode automatique de façon irréversible. Vous ne le voyiez peut-être pas venir, mais il y a moins de 24 heures j'entendais parler, au journal de France Culture, d'"alerte rouge sur l'humanité" après la publication d'un nouveau rapport du GIEC sur le climat.
La question qu'j'me pose tout l'temps:
Mais que feront nos enfants
Quand il ne restera rien
Que des ruines et la faim?
À ce stade, c'est à se demander si nous pouvons encore renverser la tendance. Je veux garder espoir et militer pour que les gouvernements, les entreprises privées et les citoyens et les citoyennes prennent leurs responsabilités, mais parfois je me demande si nous sommes encore capables d'arrêter. Le réchauffement climatique est le sous-produit (ô combien toxique!) d'une machine économique bien huilée au service de gros intérêts financiers, géopolitiques et de consommateurs qui en demandent toujours plus.
La question qu'j'me pose tout l'temps:
Mais où s'en vont tous ces gens?
Y'a tellement de chars partout
Le monde est rendu fou
Fou au point que cela affecte notre santé mentale et notre rapport avec autrui:
Sur l'Interstate 95
Partent en fumée tous les rêves
Un char en feu dans une bretelle
Un accident mortel (yeah!)
Et au milieu de ce bouchon
Pas de respect pour la mort
Chacun son tour joue du klaxon
Tellement pressé d'aller nulle part
Même notre rapport avec notre propre famille n'est pas épargné par ce monde "sans chaleur humaine":
J'pense à tout ce que j'ai manqué
Avec Mimi pis les deux filles
Et j'ai ce sentiment fucké
D'être étranger dans ma famille
La question qu'j'me pose tout le temps
Pourquoi travailler autant
Éloigné de ceux que j'aime
Tout ça pour jouer la game
Oui, tout ça est "si triste". Pourtant, paradoxalement, la chanson m'a fait du bien. Dans la vidéo, l'air innocent du meneur de la chorégraphie presque "robotisée", "sans chaleur humaine" comme dirait la chanson, achève de compléter une mise en abyme plutôt réussie: la vidéo semble avoir été concue pour être elle-même un exemple de ce qu'elle dénonce. L'effet est finalement assez reposant et le message de la chanson arrive à échapper au piège du sermon ennuyeux et inefficace (du genre, "mangez moins de viande sinon on va tous mourir").
Mais ce que j'ai le plus apprécié dans la chanson n'a en fait rien à voir avec la chanson. C'est plutôt la chaine de souvenirs qu'elle a réveillés en moi. Ça m'a fait revenir au bon vieux temps de mon "intégration" au Québec, soit l'année qui a suivi mon arrivée. Cette année-là grâce à de précieuses et généreuses amies québécoises et amis québécois, j'ai participé à un nombre incalculable d'activités.
J'ai eu un seul gros choc culturel, à ce réveillon en plein hiver alors que je venais à peine d'arriver au Québec et de découvrir l'existence du Grand Froid. C'était une soirée agréable, j'étais entouré de belles gens, mais c'était aussi trop de nouveauté pour moi (surtout la cuisine) en si peu de temps. Je vous épargne les détails de ce qui a failli m'arriver, mais après, qu'est-ce qu'on a ri de cette première expérience. Aujourd'hui, je ne peux qu'apprécier combien j'ai été chanceux d'avoir bénéficié d'un si bel accueil et de pouvoir encore compter sur ces amitiés.
Ensuite, il y a eu la maitrise, ensuite le doctorat - c'est loooong, heureusement c'est bientôt terminé! Je me suis un peu éloigné du Québec, sans le quitter physiquement, pendant cette période, surtout pendant la thèse. J'aimerais bien faire porter le chapeau à la COVID-19, mais la pandémie n'a officiellement été déclarée que depuis mars 2020. Zut! Il me faut un autre coupable. Donc, j'avouerai qu'en plus du fait que les études prenaient tout mon temps (ce qui n'est pas exactement vrai), je me suis peut-être aussi laissé aller à un peu de paresse.
Pourtant, l'intérêt pour le Québec et sa culture est toujours resté très vif chez moi. D'ailleurs, j'ai déjà consacré un long billet sur ce blogue à tout un pan de la littérature québécoise et de la culture québécoise et je m'achète régulièrement des livres sur le Québec. Ce qu'il me manque, c'est de me remettre à vivre le Québec, goûter le Québec, soupeser sa douce légèreté, là, dehors, dans les bars, dans ses rues, dans ses bois, sur le terrain, autrement que derrière un écran.
C'est le souvenir de mon passé d'explorateur du Québec, de sa vie nocturne à ses sports de neige, de sa musique (néo-)traditionnelle à sa grande créativité brassicole, que l'écoute de la chanson L'Amérique pleure des Cowboys Fringants a ravivé en moi. Parce que, oui, je me souviens. Pendant que l'Amérique pleure, le Québec semble être encore cette partie de l'Amérique qui continue de me faire sourire et rêver. Ce n'est pas une histoire d'amour linéaire, nous avons eu et avons encore nos divergences, mais je crois pouvoir dire que j'aime bien le Québec.
Aujourd'hui, pour la première fois depuis longtemps, je sors rencontrer un ami Haitien fraichement arrivé au Québec. Il veut que je l'aide à "s'intégrer". On parlera de cette notion d'intégration en tant que telle une autre fois, mais vous pouvez lire en attendant l'excellent billet de Pieds Poudrés sur la question: J'ai loupé mon intégration (piedspoudres.com). Avec mon ami, on a décidé de commencer son "intégration" autour d'une bonne bière. La rencontre est prévue pour ce matin. Il a conclu l'échange de texto hier en me disant qu'il avait hâte de prendre une bonne bière Prestige avec moi dans un bar québécois. J'ai souri en face de mon écran de téléphone, sachant combien la bière Prestige que les haitiens adorent tant est rare ici mais sachant aussi combien d'autres bières et de saveurs vont s'offrir à mon ami en matière de bière au Québec. Je crois définitivement savoir par quelle leçon commencer l'intégration de mon ami au Québec...
PS: Si après avoir lu tout ça, la musique de ce groupe, l'un des plus populaires au Québec, ne vous convainc toujours pas, alors vous pouvez lire ces 10 merveilleuses raisons de ne pas aimer Les Cowboys Fringants. Ne me remerciez pas.
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