Nous sommes en crise(s). C'est le moment "idéal" pour (re)découvrir la crisologie d'Edgar Morin (E.M.). Cet auteur offre une analyse percutante de ces phénomènes. Sa réflexion est particulièrement lumineuse lorsqu'il parle de crise de civilisation et de crise de l'humanité et lorsqu'il interroge la mondialisation et la "communauté de destin" qu'elle a créée.
J'ai sélectionné pour vous un long extrait d'une entrevue accordée à François L'Yonnet (F.L.) le 16 janvier 2016 et consultable dans son livre de 2020, Sur la crise, aux éditions Flammarion. Edgar Morin, avec Michel Foucault, fait partie de cette courte liste d'intellectuels que je découvre tard mais que j'ai l'impression d'avoir toujours connus, tant leur pensée me parle.
"E.M.: Mais il y a des crises beaucoup moins visibles - comme une crise de civilisation. Moins visibles, dans la mesure où elles ne se produisent pas de façon particulièrement violente, sauf quand certains symptômes les donnent à voir comme les événements de Mai 1968. Crise de civilisation parce qu'un certain nombre de traits qui caractérisent la société occidentale - le bien-être par la diffusion quantitative des objets de consommation et de confort, qui assurent un mieux-être et un mieux-vivre - ont été, sans hiatus particulier, remis en question. Cet amas quantitatif de biens, au lieu d'apporter la satisfaction et le bonheur promis, a provoqué une sorte de mal-être. Il m'a paru symptomatique, lorsque je suis allé en Californie en 1969-70, de voir qu'une grande partie des jeunes issus des familles les plus aisées, qui avaient quatre télévisions, trois voitures, tout le confort moderne, quittaient leurs familles et allaient vivre dans des communautés de sobriété, pour trouver un épanouissement dans une relation chaude avec autrui. Ce phénomène de recherche d'une communauté était le signe que ce n'était pas dans l'individualisme acquisiteur que cette jeunesse pouvait satisfaire ses aspirations, mais dans des relations affectives plus profondes.
Nous sommes dans une crise de civilisation. Des aspects positifs, en ce qui concerne les conditions matérielles d'existence (la diffusion de la machine à laver dans les milieux défavorisés est évidemment positive), révèlent des aspects négatifs. L'individualisme - qui semblait permettre l'autonomie de chacun, libérer les jeunes générations de l'emprise de leurs parents, et donner un sens à la responsabilité personnelle - développe des aspects de plus en plus négatifs, comme la perte du sentiment de communauté, de solidarité. La dégradation des solidarités dans tous les domaines s'est accompagnée d'un phénomène de civilisation qu'est la bureaucratisation accrue, la compartimentation de chacun dans son secteur. C'est une crise de civilisation qui couve, mais qui ne se manifeste pas encore comme crise.
F.L.: En 1993, dans votre livre Terre-Patrie, vous envisagez une crise non pas de la société ou de la civilisation, mais de l'humanité elle-même...
E.M.: Dans ce livre, je parle en effet d'une crise de l'humanité qui n'arrive pas à être l'humanité. L'usage de la notion me paraît être en l'occurrence pertinent. La mondialisation est un processus qui a commencé il y a quelques siècles, avec la conquête des Amériques puis celle du monde par l'Occident, mais à partir des années 1990, on a assisté à une mondialisation accélérée, techno-économique, avec la généralisation dans tous les domaines des communications planétaires, créant une communauté de destin pour tous les humains qui, désormais, se trouvent confrontés aux mêmes problèmes et aux mêmes périls, que ce soit ceux de la biosphère écologique, de la propagation des armes destructrices, en particulier nucléaires, de l'économie de moins en moins régulée, de la domination incontrôlée de la finance internationale, etc. Qu'il s'agisse de la crise des sociétés traditionnelles sous le poids de l'occidentalisation ou de la crise à laquelle l'Occident est lui-même confronté. L'Occident offre comme solution au reste de la planète ce qui est un problème chez lui!
Il y a donc bien une crise de l'humanité qui n'arrive pas à être l'humanité. C'est une autre usage du mot "crise".
Mais le mot crise est ici encore "inflationné". Il l'est parce qu'aujourd'hui la "crise" est partout! À commencer par une crise économique caractérisée, que n'avaient pas prévue la plupart des économistes, qui, au contraire, annonçaient sa fin!
Malgré tout, l'emploi du mot "crise" me semble justifié, dans le sens que je viens de donner: époque d'incertitude, notamment concernant le futur, époque où il y a des possibilités de toutes sortes, y compris des pires catastrophes, écologiques, nucléaires, politiques.
Le transhumanisme, par exemple, annonce euphoriquement un nouvel âge de l'humanité - ce qui comporte sa part de possibilité -, avec la perspective de vivre plus vieux tout en restant jeune, la libération des activités ennuyeuses et superfétatoires par la généralisation de robots, y compris dans des activités psychologiques et intellectuelles. Mais, s'il y a d'incontestables avancées scientifiques et techniques, de caractère émancipateur et transformateur, il y a en même temps des possibilités de plus en plus catastrophiques, ne serait-ce que parce que la conscience humaine, au sens intellectuel et moral, est un peu partout de plus en plus sous-développée.
Nous vivons une communauté de destin, c'est un fait, mais la conscience, elle, ne progresse pas: la mondialisation techno-économique, dans son caractère abstrait et occidentalisé, déclenche un peu partout des tendances à la rétraction et à la fermeture. En France,les progrès du Front national témoignent de cette peur et de cet enfermement.
Autrement dit, plus on est solidaire de l'humanité dans son ensemble, et plus on cherche à se désolidariser du reste de la planète, plus on veut se déseuropéaniser, se démondialiser....
C'est un symptôme de crise. À cela, il faut ajouter une régression de la pensée et de la connaissance. Les progrès de l'éducation ont multiplié et généralisé une connaissance parcellaire, compartimentée où il n'y a que des experts compétents dans chaque compartiment de connaissance. Il y a une incapacité à pouvoir les relier entre elles, à produire une synthèse.
Plus la mondialisation progresse, moins elle est pensée dans sa véritable nature...Plus elle est envisagée sous un seul de ses aspects.
Dans un numéro du journal Le Monde, un article avait pour titre: "Terrorisme et populisme: la solution est économique, dit Emmanuel Macron, ministre de l'Économie." De ces phénomènes, qui ont certainement une dimension économique, on ne retient que cette seule dimension. Alors qu'il est évident qu'un individu (ou un groupe d'individus) n'est pas porté vers le terrorisme seulement parce qu'il crève de faim ou parce qu'il n'a pas de quoi se chausser.
La pensée et la conscience sont en régression par rapport aux nécessités du monde actuel. Ce qui n'exclut pas la possibilité d'un changement de voie inattendu. L'histoire n'est pas linéaire.
Il y a donc une profonde crise de l'humanité qui ne se rend pas compte qu'elle est crise de l'humanité. Alors que certains n'ont pas hésité à parler de mondialisation heureuse."
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