Avez-vous une carte de crédit? Si vous n'êtes pas en Chine où c'est UnionPay qui domine, votre carte est très probablement Visa ou Mastercard. Ce n'est pas sorcier. Ces deux entreprises de cartes de crédit et de paiement forment un quasi duopole (si on ne tient pas compte du cas chinois). C'est donc un sacré pouvoir que possèdent ces entreprises. Et elles commencent à l'utiliser en vue de lutter pour réguler Internet. Mais c'est qu'elles n'avaient pas trop le choix.
Un article de The Economist commente la décision annoncée par MasterCard de ne plus accepter, à partir du 15 octobre, les paiements effectués sur des sites porno si ces sites ne se conforment pas à certaines exigences strictes en vue de vérifier l'identité et l'âge des transacteurs et de toutes les personnes qui apparaissent dans leurs vidéos.
Ce n'est pas la première fois que ces compagnies prennent position sur des enjeux d'ordre éthique, même sur des terrains avec un flou ou un vide juridique. Quand elles n'en font pas assez, elles sont critiquées. Beaucoup de militants essaient d'ailleurs de les pousser à l'action. Mais ces compagnies risquent aussi d'être critiquées par certains qui jugent qu'elles en font trop et menacent la "liberté" par leur attitude paternaliste.
Il n'y a pas de solution tranchée. Et en absence de lois, les enjeux éthiques sont plus délicats. Visa et Mastercard prétendent s'en tenir à une approche qui privilégie les lois locales. Mais sachant, que les lois varient grandement d'un pays à un autre, bonjour les contradictions. De plus, les lois sont souvent très en retard par rapport aux tendances et aux pratiquent qui évoluent rapidement sur Internet. Par exemple, beaucoup de pays n'interdisent pas le recours à une intelligence artificielle (ou autre technologie) pour dénuder quelqu'un sans son consentement, à partir de sa photo en ligne (pratique horrible qui est devenue courante lors de la fameuse silhouette challenge sur Tiktok début 2021). Mastercard prévoit ne plus faire affaire avec les sites comportant de telles photos.
Il est intéressant de voir ces compagnies prendre position contre les abus dans le monde de la pornographie. Elles peuvent cependant faire plus. En juin dernier, plusieurs dizaines de femmes avaient décidé d'intenter un procès contre Pornhub et sa maison mère, MindGeek, accusés de traffic sexuel, de diffusion de pornographie infantile et autres crimes. Visa a été aussi pointé du doigt pour complicité dans ces crimes. L'entreprise de cartes de crédit a toutefois entrepris quelques sanctions musclées (mais apparemment éphémères) contre Pornhub, mais c'était comme trop tard pour s'acheter une conscience.
Dans les années 1980 avait lieu un conflit qui sera appelé la Guerre des sexes. Il opposait féministes abolitionnistes et féministes pro-sexe autour notamment de la question de la prostitution et de celle de la pornographie. L'implication des géants de la carte de crédit dans ces questions éthiques houleuses pourrait, on l'espère, raviver ce nécessaire débat sur l'existence même de ces industries.
S'improvisant funambules, ces entreprises acceptent aussi, du même coup, de prendre le risque de longer le fil très mince qui sépare parfois l'acceptable de l'inacceptable, dans des sociétés de plus en plus polarisées même sur des questions simples en apparence. Cela rappelle que partout oû des acteurs ont du pouvoir, ils peuvent faire bouger les choses concrètement pourvu qu'ils s'y mettent. Mais en même temps, on ne va pas se leurrer. Pour ces compagnies, c'est moins par idéologie, éthique ou sensibilité en matière de justice sociale qu'elles posent ces actions, que pour préserver leur image. Quoi qu'il en soit, peu importe la raison, on ne peut que souhaiter que ces entreprises continuent à se responsabiliser.
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