Mentir, ce n'est pas beau. Mais parfois, il le faut.
Malheureusement, personne ne nous a appris à le faire. Mentir, c'est trop souvent improviser.
Pourtant, mentir n'est pas un jeu d'enfant. Certes, mentir, c'est facile. Bien mentir est bien plus difficile (parfois encore plus que dire la vérité).
Un mensonge mal ficelé devient vite plus stressant que si on avait dit la vérité tout simplement. Il en amène très vite un autre, jusqu'à former un tissu de mensonges hétéroclite et intenable.
Il y a une hypocrisie qui entoure le mensonge. En plus du fait que tout le monde finit tôt ou tard par y recourir tout en continuant à le rejeter publiquement, le mensonge est trop souvent dévalorisé, diabolisé alors que le secret en société est encouragé. C’est bien de savoir garder un secret, de le préserver, mais c’est mal de mentir. Trouvez l’erreur.
Le mensonge parfait exige du doigté, une mémoire extraordinaire, une capacité d'anticipation remarquable et une intelligence des plus fines. Il ne doit jamais être dicté par la nécessité. Il est surtout planifié.
Voici quelques conseils et questions à se poser pour un mensonge réussi.
1. Qui d’autre est au courant?
Plus il y a de gens au courant, plus le risque que le pot au rose soit découvert est grand.
2. Quels sont les liens passés, actuels et potentiels entre ceux qui sont au courant et ceux qui ne sont pas au courant?
Un mensonge sépare le monde en deux, presque violemment, contrairement à la vérité qui laisse le réel inchangé (on dit ce qui est). D’une part, il y a ceux qui savent et, d’autre part, ceux qui ne savent pas. Or, ces sous-mondes sont en interaction. Plus il y a d’occasions d’échanges entre ces deux groupes, plus la vérité a de chances d’être révélée.
Parmi ceux qui sont au courant du mensonge, il y a ceux qui savent que c’est un mensonge (les complices) et ceux qui ont simplement accès à la bonne information sans savoir qu’un mensonge circule (les informés). C’est par ces personnes informées et innocentes que la vérité a plus de chances d’être dévoilée : elles ont de fortes chances de révéler la bonne information sans même le savoir aux personnes qui ont été exposées au mensonge.
Parfois on pense que c’est un ami qui nous trahit alors que c’est simplement un étranger ou une simple connaissance qui a révélé la bonne information sans même avoir conscience des enjeux. D’où l’importance de recenser toutes les personnes qui connaissent la vérité et leurs liens avec les personnes à qui on a menti.
De même, parmi ceux qui ne savent pas, on distingue ceux qui n’ont été en contact ni avec le mensonge ni avec la vérité et ceux qui ont été exposés au mensonge sans savoir qu’il s’agissait d’un mensonge.
3. Pendant combien de temps je souhaite protéger le mensonge?
Plus c’est long, plus il y a de chances d’être démasqué. Mentir exige une trop grande mémoire. Beaucoup de mensonges sont révélés non pas parce qu’un ami qu’on avait mis dans le secret nous a trahis, mais parce qu’on finit nous-mêmes par oublier notre propre mensonge. On peut bien sûr prendre des notes de chaque nouveau détail qui vient s’ajouter au tissu de mensonges au fil du temps, mais cette stratégie a des limites.
A l’autre extrême, un autre danger guette tous les menteurs invétérés à mesure que le temps passe. En effet, soit on finit par oublier les détails de notre mensonge initial, soit on finit par croire à son propre mensonge, à force de se le répéter et de le répéter à d’autres personnes. Tel est pris qui croyait prendre.
4. Mon mensonge est-il un pur mensonge?
En matière de mensonge, la confusion est une arme redoutable. Plus le mensonge est éloigné de la vérité, moins il est crédible. Ironiquement, un bon mensonge a besoin d’une part de vérité pour survivre. Les rares mensonges « purs » qui marchent exigent qu’on les accompagne d’une bonne dose d’audace et de jeu d’acteur : c’est clair pour tout le monde que ça ne tient pas debout, mais on le dit avec tant d’assurance et d’autorité que ça finit par passer.
5. Existe-t-il des preuves matérielles du mensonge qu’une autre personne pourrait découvrir et révéler?
C’est par exemple ce parfum dans la chemise du mari qui vient de tromper sa femme. Il avait pensé à tout, sauf à ce détail. Ou encore les indices laissés par un assassin sur la scène de crime. Il est quasiment impossible de ne pas laisser de traces quand on entreprend une action. La transparence des traces qu’on laisse dépend aussi des technologies disponibles (pas d’empreinte digitale si on n’a pas d’appareil pour relever ces empreintes) et aussi de la quantité d’informations que détient celui qui cherche la vérité (est-ce qu’au moins il sait ce qu’il cherche? a-t-il une théorie, des hypothèses, est-il au courant de certaines rumeurs?)
Fort de tout ceci, je crois que le mensonge parfait est très rare et très difficile à réaliser. Un tel mensonge serait connu de peu de gens, son détenteur s’assurerait lui-même de le dévoiler avant que le temps ne fasse le travail, il est le plus proche possible de la vérité et ne laisse presqu’aucune trace matérielle.
Autant dire que réunir toutes ces conditions est impossible, la plupart du temps. Mais plus important encore, le mensonge parfait, vu la quantité d’effort qu’il requiert, se révèle finalement sans intérêt la plupart du temps. Autant révéler dès le départ la vérité. Elle peut blesser, mais notre conscience est soulagée, on a moins de choses à se rappeler, à camoufler et à gérer par la suite.
Au bout du compte, les mauvais mensonges chassent les bons et finissent par occuper tout l’espace. Plus faciles, moins exigeants (mais aussi plus rapidement démasqués), ils sont plus souvent adoptés. Vu le taux de réussite médiocre et la faible durée de vie de ces mensonges, on se demande bien pourquoi autant de gens continuent de mentir.
La réponse réside peut-être dans le fait que nos sociétés ont besoin de mensonges et de fictions pour exister. Plusieurs penseurs (Yuval Harari, par exemple) soutiennent d’ailleurs cette thèse. Il suffit de mentionner la place qu’occupe le mensonge dans nos vies et dans nos sociétés : le cinéma, la littérature, la religion…La fiction est partout. Ironiquement, c’est en voulant échapper au réel que l’humain arrive mieux à le supporter, à lui trouver du sens et à l’organiser.
Mentir, c’est vivre. C’est dépasser la platitude du réel. C’est dévier de l’évidence. Refuser les sentiers battus. Rompre temporairement avec les lois naturelles et sociales qui nous contiennent. Mentir, c’est fondamentalement être libre.
Mais comment être libre en toute bonne conscience si notre liberté implique qu’on trompe l’autre? Mentir est-il toujours « mentir à »? Quand on ment à quelqu’un, on ne fait pas seulement le priver de la vérité. On lui enlève aussi la possibilité de mentir, de créer. Et ça, ça ne saurait être justifié.
Le mensonge dans les films, dans les romans ou au théâtre est fondamentalement différent. Car d’emblée, il est connu de tous. Peut-on encore parler de mensonge si l’auteur nous informe, par la voie empruntée pour communiquer avec nous, qu’il s’agit bel et bien d’un mensonge? Pourtant on finit par y croire. On se laisse prendre au jeu. On a vu des passionnés de la série Trône de fer aller jusqu’à harceler des acteurs dans la vraie vie, à croire que ces spectateurs prenaient tout cela pour du réel.
Si le mensonge de l’art reste aussi crédible, c’est en raison d’un « pacte » que le créateur signe avec son public. À travers ce pacte, il l’invite à ce que les théoriciens appellent une « suspension volontaire de l’incrédulité ». Une fois cette invitation acceptée, le public se laisse emporter par les nouvelles règles de ce monde imaginaire. Tout ce qui se passe dans ce cadre fictif est pour lui bien réel, tellement que certains finissent par oublier l’existence même de ce cadre fictif dans lequel tout se déroule.
Mais il arrive aussi que ce pacte soit rompu. Par exemple, l’auteur peut manquer de talent, l’histoire peut être tellement décousue que la réalité nous rattrape finalement et gâche le plaisir. Les personnages peuvent ne pas être suffisamment attachants. Les causes d’une rupture de la suspension d’incrédulité sont nombreuses.
Il y a également le cas un peu plus fou d’un personnage fictif qui ment ou, pire encore, d’un auteur qui nous trompe. Comment faire confiance par exemple au témoignage d’un criminel dans un roman policier? Peut-on être jamais sûr que l’auteur lui-même n’est pas en train de nous induire en erreur?
Il y aurait bien plus de vérités à dire sur le mensonge, dans l’art comme dans les relations humaines. Mais je propose de faire un saut encore plus haut, cette fois pour tomber sur un terrain un peu plus philosophique. J’en viens à la possibilité même de mentir. C’est une question troublante. Comment arrive-t-on à mentir?
Le film « L’invention du mensonge » avait abordé cette question, un peu sans profondeur mais de façon amusante en imaginant un monde initial où la vérité était reine et dans lequel, par accident, finit par s’introduire le mensonge dans notre cerveau qui n’en était même pas capable. Pourtant, au-delà de l’effet comique, c’est une question très pertinente et très sérieuse qui est posée. À la fin, on pourrait très bien substituer à la question « doit-on mentir » une autre question, plus fondamentale : « peut-on mentir? » Affirmer, n’est-ce pas dire? Et dire, n’est-ce pas, nécessairement, dire la vérité?
Je vois un stylo rouge sur la table. Si je dis à quelqu’un, dans l’espoir de le tromper, qu’il y a un stylo bleu sur la table, est-ce que je mens? Certes, il n’y a pas de stylo bleu sur la table. Mais c’est seulement rapporté à ce qu’il y a sur la table, « réellement », que ma phrase devient fausse. Or, la vérité n’est pas une propriété du réel. Un stylo rouge sur la table n’est pas une vérité. C’est absurde. C’est, comme le dirait peut-être Saint-Augustin, dans la non-adéquation entre mon énoncé et le réel que se situe le mensonge. Il n’est ni dans mon énoncé, ni dans le réel per se.
En logique vérifonctionnelle, tout énoncé peut être vrai ou faux. Mais cette vérité n’a rien à voir avec le réel. C’est tout simplement une propriété mathématique de l’énoncé. On pourrait très bien l’appeler « alternativité » ou tout autre nom sorti de notre imagination, cela ne changerait rien. C’est d’ailleurs pourquoi le logicien peut librement et alternativement choisir de considérer tel énoncé pour vrai, sans preuve et sans que cela nuise à sa conscience. Bien sûr, rapporté à un système d’axiomes, disons l’arithmétique, qui devient alors assimilable au réel, certains énoncés peuvent être considérés comme faux. Mais il demeure que d’un point de vue purement logique, « 2+2=4 » est un énoncé qui peut être soit vrai soit faux, mais qui n’est jamais ni vrai ni faux en soi.
Or, dans le langage courant, les « énoncés » n’ont pas ce « potentiel » de vérité. Ils sont produits par des êtres pensants. Dire, affirmer, c’est pourtant essentiellement poser comme vrai. Dire, c’est croire et faire croire. En disant qu’il y a un stylo bleu sur la table, je fournis, sauf sarcasme, une information qui ne peut être considérée que comme vraie. Mais me dira-t-on? Et si ce que je dis est contraire à ce que je pense ou ce que je sais en mon for intérieur? N’est-ce pas mentir?
Je répondrai depuis quand la vérité se détermine en comparant ce qui est dit à ce qui est purement subjectif? Dire « je t’aime » quand on n’aime pas ne saurait être un mensonge car ce qu’on ressent intérieurement comme « aimer » ou « ne pas aimer » ne constitue pas une « réalité objective », contrairement au stylo rouge sur la table. Ce que je ressens et ce que je pense n’est connu que de moi, car personne n’a accès à ce qui se passe en moi. C’est un réel inaccessible, sauf par la parole. Mais comment pourrait-on jamais dire ce qu’on ne pense pas? Ce qui est dit a été forcément pensé.
Par ailleurs, mon comportement, ma gentillesse envers cette femme, ou encore mon taux de dopamine quand je suis en sa présence, sont autant d’éléments observables et, surtout, connaissables par autrui. Ils peuvent en effet confirmer si oui ou non, je suis amoureux. Mais alors, on tombe de nouveau dans le réel qui, on l’a vu, n’a aucune vérité intrinsèque. La relation entre réalité et vérité n’est pas un endomorphisme.
C’est donc bien la mise en relation de ce que je dis (« je t’aime ») et de ce qui est observable par autrui (ma timidité, mon activité neurologique, mes battements de cœur…) qui rend possible les notions de vérité et de mensonge. Dire reste distinct et hors de ce lieu où s’opère le croisement entre le dire et le réel. Il suffit peut-être de considérer qu’il est impossible aujourd’hui de dire si une affirmation portant sur ce qui se passera demain est vrai ou fausse tant que demain reste ce lieu lointain. Il y a donc des énoncés invérifiables (du moins temporairement), car la réalité à laquelle ils se rapportent n’existe pas encore. Il n’en demeure pas moins que celui qui affirme qu’il aimera toujours sa compagne le pose pour vrai, en absolu, dès maintenant.
Tout ce qui est dit se veut donc absolu et vrai, absolument vrai, et ne peut être considéré autrement sans comparaison avec un réel objectivement connaissable. Les critères d’objectivité peuvent certes varier (telle société interprétera telle attitude pour de l’amour alors qu’une autre n’y verra que de la timidité ou de la maladresse…), mais la notion de vérité ou de mensonge n’a de sens que si unanimement et localement ces critères sont acceptés et acceptables.
A l’issue de ce parcours, c’est la possibilité même de dire un mensonge qui est questionnée. Il semble plus logique de considérer toute parole comme un absolu temporaire. Appelé à être relativisé ou contesté. Contrairement à la vérité qui serait un absolu définitif, relationnel et localisé. « Je t’aime ici et maintenant ». Si c’est vrai, ici et maintenant, alors c’est qu’il y a eu une mise en relation adéquate et parfaite entre cette parole et la réalité. Si c’est vrai, c’est donc absolument vrai et ce le sera toujours tant que cette vérité reste circonscrite à l’ici présent. Demain est un autre jour. Là-bas, un autre lieu.
Toute vérité est absolue, car ne tenant que pour une relation précise qui, une fois établie, devient inviolable. Tout changement aux conditions sous lesquelles l’énoncé a été vérifié introduit une nouvelle relation qui se révélera vraie ou fausse sans changer la véracité de la relation précédente. Il n’y a rien de plus faux que de dire que la vérité est relative. Et je me doute bien que tout le monde ne sera pas d'accord.
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