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Haiti n'est pas la république des ONG

Photo du rédacteur: Stevens AzimaStevens Azima

Dernière mise à jour : 1 août 2021

De mémoire d'homme, je n'ai jamais entendu personne en Haïti faire l'éloge des ONG...à part les ONG elles-mêmes.


Les observateurs semblent unanimes: le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 a ouvert les vannes et définitivement consacré Haïti comme la république des ONG. Une image dans La Presse, un quotidien québécois, illustre bien, mieux que les chiffres (dont on ne dispose pas de toute façon), ce qui s'est passé.


Imaginez que votre maison soit dévastée par un feu et qu’en deux jours, une bonne trentaine d’entrepreneurs débarquent. Électriciens, charpentiers, plombiers… pas uniquement pour éteindre les dernières braises ou nettoyer, mais pour tout reconstruire. Personne n’a d’entente ou de contrat avec vous – pas nécessaire, quelqu’un d’autre les finance – et surtout, personne n’a de plan. Pour compliquer les affaires, ils ne parlent pas votre langue et ne connaissent pas votre culture. (La Presse)

Comme l'explique l'article, c'est ce qui se serait passé en Haïti au lendemain du séisme. Une myriade d'ONG est venue se rajouter aux côtés de celles qui œuvraient déjà sur le terrain. Puis, plus rien, aucun impact positif. Comme l'explique cette vidéo, il y a eu effectivement cacophonie et de multiples scandales, dont l'un des plus connus est celui des fonds gérés par la Croix-Rouge américaine qui aurait collecté près de 488 millions de dollars et construit seulement deux maisons. Mais que sait-on exactement du nombre d'ONG en Haiti?




Une liste des ONG reconnues par l'État haitien, sur la période allant de 1982 à 2012, peut être trouvée en ligne. J'ai converti le fichier pdf en Excel pour en faciliter la manipulation. La liste fait état de seulement 494 ONG enregistrées, un peu moins si on tient compte de l'existence de quelques doublons.


Seulement 8 (ou 6, si on note la présence de deux doublons) des ONG de cette liste ont été enregistrées après le 12 janvier 2010. On les retrouve surtout en éducation et en santé. À ce moment, deux objections peuvent être faites. 1) La presque totalité de l'armée d'ONG qui a débarqué en Haïti après le séisme n'est pas ou n'était pas encore enregistrée au moment où l'on dressait cette liste. 2) Autre possibilité: il y a eu bien moins d'ONG qui ont débarqué en Haïti (et qui y sont restés) que ce que les médias ont annoncé, après le séisme.



Une autre liste datant de mars 2019, publiée par Humanitarian Response (un service affilié aux Nations Unies), fournit les coordonnées de 114 ONG internationales (en sus des six organisations du Mouvement de la Croix-Rouge actives en Haïti) et de 54 organisations nationales investies dans l'aide humanitaire en Haïti. Le compte est clairement incomplet . Mais ces listes ont le mérite d'inviter à redoubler de prudence face aux discours alarmistes sur le nombre d'ONG en Haïti.


L'un des articles les plus repris sur la situation des ONG en Haïti après le séisme du 12 janvier 2010 est celui de Kevin Edmonds, un freelance journalist qui débarqua en Haiti en novembre 2010 pour conduire sa petite enquête. Petite anecdote, une collègue et amie qui a travaillé dans le secteur m'expliquait, non sans ironie, combien c'est revalorisant de pouvoir dire dans le milieu du développement international qu'on "a fait Haïti". J'imagine que cela ajoute le même allant au profil d'un journaliste en quête d'aventures. Mais je me perds.


L'article de Monsieur Edmonds commence par deux tristes constats. Je vais les analyser en détail, car ils capturent rapidement deux thèses très répandues sur la présence des ONG en Haïti.


1) Le nombre d'ONG d'avant le séisme est estimé à environ 10 000.


Premier problème, l'auteur ne cite aucune source et n'explique pas non plus sur quoi se base cette estimation. (En fait, elle semble provenir de la Banque Mondiale, selonThe Nation.) J'imagine que c'est le genre de donnée statistique qu'on reprend aveuglément juste parce que quelqu'un d'autre l'a utilisée et parce que les chiffres, cela fait sérieux.


Dans un rapport datant de 1997, la Banque Mondiale proposait déjà une classification des ONG en cinq groupes accompagnés d'une estimation du nombre d'organisations. On retrouvait ainsi:

  • les organisations de base (dont le nombre était estimé à quelque chose entre 2000-12000)

  • les ONG intermédiaires (jusqu'à 400)

  • les grandes ONG, nationales ou internationales (une vingtaine)

  • les fondations (pour lesquelles on ne dispose pas d'estimation)

  • les organisations "chapeau" qui jouent un rôle structurant ou fédérateur (on ne dispose pas alors d'une estimation de leur nombre, mais elles sont, en toute logique, relativement moins nombreuses)

Et c'est là qu'on commence à découvrir le pot aux roses. Dès 1997, quand la Banque Mondiale parlait du nombre d'ONG, la plupart étaient des organisations de base. Et en quoi consistaient ces "organisations de base"? La Banque Mondiale explique dans le rapport qu'il s'agit en fait surtout d'organisations paysannes (gwoupman peyizan) ou d'organisations de quartiers (gwoupman katye).


On était donc très loin de l'image typique de l'ONG internationale qui rafle tout sans rien donner à la population. Et à ce jour, on n'a toujours pas démontré empiriquement, au-delà des anecdotes et de certaines dérives dont la représentativité reste à prouver, que le paysage a changé complètement depuis le séisme et que les retombées sont systématiquement négatives. D'ailleurs, cela passerait par des enquêtes statistiques (et même des évaluations randomisées, comme celles étudiées par Esther Duflo et Abhijit Banerjee dans Repenser la pauvreté avant d'obtenir leur Prix Nobel d'économie).


Dans un autre rapport de 2002 de la Banque Mondiale, on découvre que les ONG, même internationales, n'étaient peut-être pas toujours aussi mal perçues. De fait, différents rapports avaient mis en avant leur efficacité, leur contribution à la fourniture de services essentiels (aide alimentaire-comme en 1994 lors de l'embargo, assainissement, etc.), surtout lorsque l'État échouait à le faire. Même si on doit aussi prendre avec un grain de sel ses recommandations trop souvent dictées par l'idéologie néolibérale, la Banque Mondiale (voir l'extrait plus bas), en 2002, avait même présenté les ONG comme des collaborateurs ou des "sous-traitants" privilégiés et efficaces pour la fourniture de certains services publics:



Quoi qu'il en soit, il faut reconnaitre que les estimations du nombre d'ONG en Haïti varient beaucoup et les méthodes utilisées pour procéder à ces estimations (même du côté de la Banque Mondiale) restent obscures. Quand des estimations vont d'un peu plus de 300 à 20 000, cela dit clairement que ces chiffres ne sont pas fiables.


Même avec l'hypothèse généreuse de 20 000 ONG, on obtient un ratio de moins de deux ONG pour 1000 habitants. L'Inde en a une pour 400 habitants. Mais personne n'appelle l'Inde la "République des ONG". Et l'on ne peut s'empêcher de se demander comment Bill Clinton avait procédé, alors qu'il était envoyé spécial des Nations Unies en Haïti, pour trouver qu'Haïti était le deuxième pays en matière de nombre d'ONG par habitant. Que fait-on de l'Inde, des États-Unis, du Pérou, etc.?


2) Le deuxième constat dans l'article de Monsieur Edmonds (on y revient enfin) est qu'on a arrêté de compter le nombre d'ONG après le séisme, parce que le chiffre avait explosé, et aujourd'hui on ne dispose même plus d'une estimation.


Mais alors, cette question s'impose: que peuvent bien valoir toutes ces analyses sur la présence des ONG en Haïti après le séisme si on ignore l'état de la situation? La moindre des choses serait de commencer par une enquête nationale suivie d'évaluations qualitatives et quantitatives. C'est sidérant comme tout le monde pense savoir ce qui se passe dans l'univers des ONG en Haïti même en l'absence de données fiables.


Bien sûr, il n'y a pas que les statistiques, on peut aussi apprendre des choses intéressantes par l'observation. Mon inquiétude est que cette dernière méthode (en fait, toute méthode, dans des proportions différentes) nous expose aux biais de l'observateur. Et il n'est pas besoin de chercher loin dans l'article de Monsieur Edmonds pour en trouver un.


La réalité des ONG en Haïti et dans les pays en développement en général est conforme à un dicton tordu, mais approprié, qui dit : "Donnez un poisson à un homme, vous le nourrissez pour un jour. Permettez à un homme de pêcher et vous gâchez une excellente opportunité d'affaires". Pour mettre en place un modèle de développement qui puisse réellement aider à reconstruire Haïti, les ONG seraient obligées de travailler à ce que leur présence ne soit plus nécessaire.(Kevin Edmonds, traduction libre)

C'est le cliché parfait du Is fecit cui prodest ou du Cui bono, deux expressions latines cristallisant une heuristique de jugement consistant à attribuer systématiquement la faute (ou le crime) à la personne qui en bénéficie (celle qui a un bon mobile). Monsieur Edmonds sous-entend que les ONG ne voudront jamais améliorer la situation des bénéficiaires en Haïti, tout simplement parce qu'elles doivent continuer à justifier leur présence. Or, leur présence ne serait plus pertinente si tous les problèmes auxquelles elles s'attaquent étaient résolus. C'est un raccourci qu'on utilise souvent, en Haïti comme ailleurs. Ce n'est pas toujours faux et c'est même l'un des mantra de la criminologie et des intrigues de romans policiers de type Cherchez la femme.


Sauf que, dans le cas des ONG, on n'a rien pour prouver que c'est leur faute si la situation en Haïti ne s'améliore pas assez rapidement . Elles ne sont pas innocentes, bien entendu. L'article de Monsieur Edmonds a le mérite de souligner certaines vérités, et il n'est pas le premier à le faire. Il existe une vaste littérature sur les limites des ONG et de l'aide internationale en général. Par exemple, le journaliste a raison de dire que la compétition entre les ONG pour le financement est malsaine et peut conduire à des dérives, quand bien même on parle d'organismes à but non lucratif.


Là où cela ne marche pas, c'est lorsqu'on reproche aux ONG les "retards" de développement et les piètres performances du pays dans les domaines où elles interviennent (santé, éducation, etc.). C'est non seulement cracher sur le travail des ONG et des agents qui s'impliquent vraiment sur le terrain pour accompagner les personnes qui sont dans le besoin (personnes dont ceux qui critiquent les ONG recherchent rarement l'opinion), mais c'est aussi passer sous silence (comme le rappelait déjà Sauveur Pierre Étienne dans son livre de 1997) le fait que les ONG ont déjà prouvé leur efficacité dans d'autres contextes lorsque le gouvernement arrive à canaliser leurs interventions. Le problème est donc moins la présence des ONG que l'absence d'un État capable d'assurer la coordination de leurs efforts.


Je m'insurgerai toujours contre le langage obscur et prétentieux du monde des ONG ("gouvernance", "partie prenante", "empowerment"...). Je rejetterai toujours cette façon de dire les choses et de formuler des hypothèses non falsifiables. The Economist l'appelle le "jargon de l'aide", cet ensemble de formules qui ne veulent rien dire à force de vouloir tout dire. On ne peut pas fermer les yeux non plus sur les dérives et les scandales, déjà fortement médiatisés. Ils le sont même plus que les histoires de succès, biais de négativité oblige. J'éviterai donc de revenir sur les échecs. On l'a assez fait (voir à ce sujet l'excellent documentaire de Raoul Peck).





J'ai préféré souligner dans ce billet le fait qu'une critique et une évaluation des ONG sont urgentes, mais elles ne se feront pas n'importe comment. Elles nécessiteront une méthodologie rigoureuse, des données, des définitions. Il s'agira de documenter systématiquement les dérives, mais aussi de mettre en avant les approches qui fonctionnent. La réflexion sur la triade "citoyens-ONG-État" doit également continuer. La lutte contre les dérives des ONG et pour une meilleure coordination et une plus grande efficacité de leur intervention en Haïti ne se fera certainement pas avec des affirmations gratuites. Il est temps de changer de disque.



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