Il y a à peine deux jours, je déplorais les compatriotes qui répètent tout le temps qu'ils ont honte du pays. En y repensant, je me dis aussi que cette "honte du pays" (tout comme, jadis, ce "mal du pays"), cache en réalité leur fierté bafouée. La honte ne présuppose-t-elle pas souvent une certaine déception? De soi ("je n'ai pas été à la hauteur") ou des autres ("je m'attendais à mieux venant de lui"). Reconnaitre sa "honte du pays", c'est en partie reconnaitre aussi que ce pays peut (pouvait, aurait pu) mieux faire. Mais ce qui caractérise encore plus la honte, malheureusement, c'est moins cette déception que l'importance (souvent exagérée) accordée au regard de l'autre érigé ou auto-érigé en juge suprême.
Honte d'Haiti? Mais devant qui?
En ce qui me concerne, je n'ai pas honte de ce pays ni d'aucun autre pays. Pas parce qu'il ne m'a pas bien des fois déçu. Mais parce que je ne lui trouve pas de juge. Je ne trouve nul regard digne de notre honte. Ce n'est certainement pas le regard du Blanc (à ne pas confondre avec le "regard blanc", excellemment exploré dans la série "Them"). Avec leur lourde histoire marquée par le colonialisme, l'esclavagisme, des atrocités et des abus à peine concevables, mais aussi un présent encore fortement marqué le racisme, l'impérialisme et des inégalités de toutes sortes, les Blancs (lire l'Occident) ne sont pas le modèle de vertu devant lequel on devrait avoir honte.
Cela ne veut pas dire qu'ils n'ont rien à nous apprendre, cela dit, et ce serait stupide de rejeter toutes leurs "leçons de morale" juste parce que le messager qui les porte en est peu digne. Toutes les sociétés humaines peuvent apprendre des autres sociétés, c'est plutôt le rôle, assumé ou assigné, de gardiens modernes de la morale, du droit et de la justice, qui me laisse perplexe.
Si ce n'est pas le Blanc, c'est censé être qui alors? Certainement pas Dieu. J'aurais préféré me résigner au regard du dieu-blanc ou du blanc-dieu plutôt que me soumettre à celui d'un Dieu chrétien au casier judiciaire noirci par le génocide, les crimes les plus absurdes et des siècles d'insubordination des femmes. Le pire dans tout cela, c'est qu'il compte récidiver prochainement lors du jugement dernier. Aucun remords. Au moins, notre dieu-blanc, plus humain, semble avoir récemment pris le chemin de la repentance. De temps en temps, on le voit, au nom d'un président ou d'un premier ministre, fondre en "excuses" pour ce que leurs ancêtres ont fait (aux Noirs, aux Autochtones, au peuple haitien, etc.) -même si les réparations et dommagent tardent à suivre. Au moins, c'est déjà ça.
Si ce n'est Dieu et si ce n'est l'Occident, alors qui? Pas besoin de rallonger la liste des candidats potentiels. Notre temps est précieux. Difficile de trouver une personne ou un groupe de personnes qui aurait la légitimité de juger tout un peuple. En revanche, cela pourrait bien être une chose, une entité auprès de laquelle nous aurions des comptes à rendre mais qui n'a de compte à rendre à personne, parce qu'elle échappe à tout jugement moral.
Kundera, Haiti: Le poids de l'histoire
Je jette ainsi mon dévolu sur l'histoire. Pas à l'histoire qu'on connait, mais celle qui est à venir. Il ne s'agit pas non plus des générations futures, mais plutôt du futur. La question est: quelle sera notre histoire? Cette histoire qui s'écrit présentement mais que seul le temps révélera, à quoi voulons-nous qu'elle ressemble quand on la racontera?
Après la disparition horrible de Jovenel Moise, quelqu'un avait imaginé, non sans humour (noir, il est vrai), nos petits-enfants en train d'étudier l'assassinat du président des générations plus tard. On peut l'imaginer sur le même rythme impersonnel adopté par les élèves qui étudiaient "Caonabo fut mis en prison à Isabella", allant jusqu'à transformer la leçon d'histoire en chanson.
'Jovenel Moise fut assassiné le 7 Juillet
De l'année 2021, criblé de balles...'
Bon, je vous épargne les détails encore plus glauques révélés par le constat légal du décès du président. Le point qui a retenu mon attention dans cette mauvaise blague est l'introduction d'un juge dont on ne parle pas souvent: l'histoire. Oui, ce qui se passe aujourd'hui risque de faire partie de l'histoire qui sera racontée dans 50 ans, 100 ans, etc. Et comme 'le crayon de l'histoire n'a pas de gomme', le caractère définitif, voire irréversible, de ce qui se passe maintenant est peut-être une des fondations les plus solides pour une "éthique nationale".
Kundera imaginait dans L'insoutenable légèreté de l'être les conséquences morales d'une vie légère, c'est-à-dire sans le poids de l'éternel retour nitszchéen, une vie dont on sait qu'on ne la vivra qu'une seule fois. Si l'éternel retour est un mythe, la fugacité du présent l'est tout autant à l'échelle d'une nation. En effet, si le présent d'un simple individu peut être facilement oublié et avoir peu ou pas de répercussion sur l'avenir, le présent d'une nation est légèrement plus pesant car appelé à être répété et même à se répéter éternellement dans l'histoire à venir, tout en restant un point unique sur la ligne du temps. N'est-ce pas que "l'histoire est un perpétuel recommencement", comme le disait l'historien athénien Thucydide? N'est-ce pas aussi que "Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter" (George Santayana)?
Si je devais donc avoir honte de quoi que ce soit pour un pays tout entier, ce serait devant l'histoire. Mais c'est plus de la tristesse que de la honte. Je suis triste de savoir que c'est ce qu'étudieront nos petits-enfants. Et l'histoire étant sujet à ses propres biais, je ne serais pas étonné qu'elle leur fasse étudier l'assassinat du président mais passe sous silence celui de la militante féministe Antoinette Duclair et du journaliste Diego Charles, pour ne citer que ces deux-là dans la longue liste de ceux et celles qui ont croulé ces dernières années sous le chaos autorisé, sinon causé, par le régime de Jovenel Moise.
Par ailleurs, je trouve que la honte n'est pas un sentiment très constructif. On a honte, et après? C'est pour cela que je me refuse à avoir honte tout simplement. A la honte, je préfère la soif de changement, l'espoir et l'action. Une autre histoire est possible à condition qu'on la commence tout de suite.
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