Les identités caribéennes, dans leur « mêmeté », sont peut-être parmi les plus complexes du monde. Produits d’un véritable brassage de cultures et de trajectoires accidentées et historiquement chargées, les Caraïbes ont non seulement beaucoup offert au monde mais elles en ont également beaucoup reçu. Cette mémoire, parfois douloureuse, se pare de saveurs diverses et appréciées lorsqu’elle s’exprime dans la cuisine et les pratiques alimentaires de ces peuples. C’est bien toute la complexité et la richesse des cultures caribéennes qui se déploient dans leur alimentation. Sur ce point, on peut dire que les Caraïbes ont encore beaucoup à offrir au monde.
Trouver ou cultiver de la nourriture a bien sûr été la préoccupation majeure de notre espèce tout au long de l'histoire, mais la façon dont divers peuples du monde apprennent à exploiter leurs ressources naturelles, à estimer ou à éviter certains aliments et à développer des cuisines uniques en dit beaucoup plus sur ce que c'est que d'être humain. Il n'y a peut-être pas de meilleure façon de comprendre une culture, ses valeurs et ses préoccupations, qu'en examinant ses attitudes envers la nourriture. La nourriture fournit la subsistance quotidienne autour de laquelle les familles et les communautés se lient. Elle fournit la base matérielle des rituels par lesquels les gens célèbrent le passage des étapes de la vie et leur lien avec la divinité. Les préférences alimentaires servent également à séparer les individus et les groupes les uns des autres, et comme l'un des facteurs les plus puissants dans la construction de l'identité, nous devenons physiquement, émotionnellement et spirituellement ce que nous mangeons. (Ken Albala, University of the Pacific)
Haïti n’y fait pas exception. Avec son histoire emblématique dans la région, Haïti est bien placée pour mettre en avant son identité savoureuse. Au-delà de la nécessaire reconnaissance de notre héritage africain, c’est l’unicité de ce qui a été construit ici, son eccéité, riche de toutes les contributions, historiques et parfois antagoniques, qui devrait surtout être mise en avant. Cela rappelle aussi le défi particulier qui nous attend: reconnaître et accepter la complexité mais aussi les contradictions de cet héritage que nous partageons. L’alimentation haïtienne est, à ce titre, l’espace privilégié pour préciser cette complexité, l’explorer et la valoriser.
Il y a un livre qui illustre bien ce potentiel, A taste of Haiti. Bien entendu, les livres de cuisine haïtienne sont nombreux. Mais celui-ci a plusieurs particularités. D'abord, la première auteure de ce livre n’est pas haïtienne. Pourtant, avec l’aide de sa belle famille haïtienne, la famille Thomas, elle a réalisé un excellent travail sur la cuisine haïtienne et notre grand goût. En plus de décrire des recettes et nos plats les plus typiques, le livre présente aussi à l'occasion l'histoire de cette cuisine et permet de comprendre les racines du rapport que le peuple haïtien entretient encore avec ce qu'il mange. Dans cet ancien creuset du colonialisme et de l'esclavagisme le plus brutal qu'est Haïti, le paradoxe de l'homnivore devient encore plus complexe.
Par exemple, on apprend dans le livre que si beaucoup refusent encore d'embrasser le sorgho (notre pitimi, céréale pourtant riche en nutriments et résistante à la sécheresse), ce n'est peut-être pas sans lien avec le fait que du temps de la colonie cet aliment jugé indigne était réservé aux esclaves. Ainsi, notre paradoxe de l'homnivore se revêt d'une couche supplémentaire, assimilable à ce que j'appellerai une sorte d'archéophobie. En effet, la prudence s'impose (peut-être, sans même qu'on en ait conscience) dès qu'il s'agit d'incorporer des aliments historiquement chargés, des aliments qui, avant même de pénétrer notre corps, font déjà partie de ce qu'il est, de son histoire.
Cette archéophobie me semble à l'opposé de ce que j'appellerai une sorte d'archéophilie qu'on observe par exemple dans le rapport presque religieux du peuple haïtien avec la soup joumou consommée le jour de l'an (qui est aussi le jour de l'Indépendance) pour se se remémorer, dit-on, le temps où, esclaves, nous n'y avions pas accès. Cela apparait encore dans notre célébration de notre créolité, de la créolité de notre cuisine, pourtant construites dans le sang et l'horreur. Cette mise en tension entre archéophobie et archéophilie (des termes de mon crû), à l'instar de la néophilie et de la néophobie de Claude Fischler, pourrait se révéler très instructive si on l'étudiait de façon systématique. Cette discussion est donc loin d'être terminée.
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