Ce mois de juillet, deux amies ont donné la vie. Je reçois toujours ces nouvelles avec beaucoup d'émotions. L'accouchement a quelque chose de brutal, de profondément naturel et ancestral, qui ne cessera jamais de m'émerveiller.
Je ne me fais pas encore à l'idée de mes origines. Enfant, quand ma mère se fachait contre moi, je me faisais parfois dire que j'étais un loray kale. Mais je comprenais que c'était sa façon de me dire qu'elle ne se reconnaissait plus en moi. Je devais être une entité venue d'ailleurs, né d'un orage ou je ne sais quel phénomène surnaturel. À l'époque, je ne savais pas encore comment on fait des bébés.
Plus tard, quand ma mère a pris le temps de m'expliquer comment je suis venu au monde, avec maints détails assez sanglants tout de même (mais j'étais prêt), je suis sorti de mon conte de fée. Je me suis revu naitre, ou je me suis vu renaitre, non plus d'un orage mythique, mais du ventre de ma mère, tout ce qu'il y a de plus organique, de plus biologique.
L'idée qu'une mère m'a mis au monde, dans la souffrance et dans un jet de liquide nutritif, avait soudain quelque chose de proprement intriguant. De fils de Zeus, je suis devenu enfant de la fontaine. Ma naissance, véritable miracle naturel, est devenu l'événement fondateur, l'official launch du livre de ma vie.
Je me demande encore quelle devait être ma première "pensée" à mon irruption dans la vie. Ce devait être lié à quelque chose de sensible. Une intuition, peut-être, au sens schopenhauerien du terme. En effet, dans son livre Le monde comme volonté et représentation, Schopenhauer voit l'intuition comme ce qui se passe au-delà des seules "impressions qu'éprouvent l'oeil, l'oreille, la main", qui sont pour lui "de simples données". L'intuition est cette "connaissance directe, nécessaire, absolument certaine" qui nait de l'action "soudaine et unique" de l'entendement qui rattache l'effet perçu à sa cause, transformant ainsi nos impressions en intuition.
La pénétration presqu'invasive de l'air extérieur dans mes poumons de nouveau-né à ma sortie du cocon hyperconfortable dans lequel je me suis prélassé pendant 9 mois devait être à la fois ma première impression (douloureuse) et en même temps le moment zéro de mon intuition. Par cette intrusion dans mon corps, j'ai dû réaliser par simple intuition que la vie était quelque chose d'à la fois brutale et intense. Mes cordes vocales ont vibré, puis j'ai pleuré sans vraiment verser de larmes.
Les psychanalystes voient parfois ce premier frottement avec le monde extérieur comme le premier traumatisme de l'enfant. Et, croyez-moi, des traumatismes, il en connaitra d'autres. Je ne sais pas si ces premiers pleurs résonnent différemment de ceux qui suivront, s'ils ont quelque chose d'unique, mais ce son a quelque chose d'épique. C'est par cet acte que, pour beaucoup d'enfants, l'aventure de la vie commence.
Bien entendu, plus tard, un ensemble d'événements nouveaux s'ajouteront dans le livre, par-dessus ces premiers balbutiements. On donnera peut-être naissance à d'autres enfants. On fera l'amour. On ira à l'école, quoique pas exactement dans cet ordre. On gardera très peu de souvenirs conscients de ces premiers moments, de la conception jusqu'à nos deux premières années. On oubliera que la vie est un palimpseste.
Oui, et pour reprendre la définition d'un palimpseste, la vie nous apparait bien tel un "parchemin dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte". Et qui sait, tout comme il y a eu d'autres couches oubliées qui ont précédé celles qui s'écrivent présentement, peut-être qu'après il y en aura d'autres qui viendront après notre mort remplacer ces dernières. Et si la vie était un éternel palimpseste?
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