Ils l'ont abattu froidement.
Cela s'est passé avant-hier, devant chez moi. Ils l'ont abattu. Sans aucun signe de respect. Sans le moindre regret. Des ouvriers, armés d'une bruyante tronçonneuse, ont abattu l'un des deux grands arbres qui dominaient la cour de notre immeuble. Maintenant, à la place, il ne reste plus qu'un chouk, humble vestige d'un passé glorieux. Man down! Puisqu'ici, sur ce blogue, tout peut être prétexte pour citer Rihanna...
Ce jour-là, lorsque je suis allé attendre Clarvens, mon garçon, au point de chute de son autobus scolaire, à moins d'une minute de chez moi, la première chose que je lui ai dite, l'air penaud, a été: "Clarvens, ils l'ont coupé!" L'arbre brillait déjà par son absence et Clarvens n'a pas mis de temps à comprendre. Je m'attendais à ce qu'il prenne mal la nouvelle. Mais sa réaction a été tout autre.
Clarvens a 5 ans maintenant et depuis ses trois ans, on a lu et relu à maintes reprises un petit livre qui raconte l'histoire d'un arbre abattu qui, avant cela, servait d'abri à un oiseau rare. L'oiseau, un geai bleu à la queue rouge, s'appelait Rubis et un petit garçon du nom de Gabriel commençait à s'attacher à lui. Quand du jour au lendemain les visites de l'oiseau à la mangeoire que Gabriel lui avait confectionnée avec l'aide de sa maman commencèrent à se faire rares, le garçon mena sa petite enquête. Il partit donc découvrir ce qui lui était arrivé. Jusqu'à ce qu'il découvrit un énorme chantier de construction. Sur ce chantier, horreur! une abatteuse coupait un arbre et des branches de l'arbre s'envolait la très recherchée Rubis, chassée de son abri. Gabriel en fut offusqué et interpella le travailleur le plus proche pour revendiquer le droit à l'existence de cet arbre qui servait d'abri à son improbable ami bleu et rouge. Ils négocièrent comme deux adultes et parvinrent à une entente: pour chaque arbre coupé, l'ouvrier en planterait un autre. Une fois la construction de l'hôpital terminée.
En lisant cette histoire, Clarvens avait appris avec quelle facilité on pouvait enlever un arbre qui ne nuisait à personne, pour servir une cause jugée plus juste (en l'occurence, un hôpital pour prendre soin des malades).
Quelle n'a donc pas été ma surprise de constater que Clarvens ne tenait pas rigueur aux travailleurs qui avaient coupé l'arbre près de chez nous! Il a d'abord voulu comprendre pourquoi les travailleurs avaient abattu l'arbre. Je lui ai dit de demander directement au monsieur qui chargeait encore le camion du bois récupéré à partir de l'arbre déchu. Le monsieur lui a répondu que c'était parce qu'il faisait trop froid (et Dieu qu'il avait raison!), ils avaient besoin de bois pour se réchauffer. Malin, non? De quoi satisfaire un enfant. C'est ce qui explique peut-être que quelques secondes après Clarvens m'ait dit avec le plus grand calme du monde: "tu sais papa, je ne suis pas fâché". Visiblement, j'avais pris notre histoire dans le livre bien plus au sérieux que Clarvens. Je défends désormais quiconque de soutenir que j'ai perdu mon âme d'enfant. Elle est bien intacte, apparemment.
Mais il faut comprendre. Au-delà du livre pour enfant lu avec Clarvens, je voue un respect profond au règne végétal. Bien sûr, je consomme du fruit des arbres, des feuilles, des tiges et des racines de diverses plantes. Je ne rate jamais l'occasion de tester une nouvelle salade. En fait, pourvu que la plante soit comestible (les plantes comestibles sont relativement peu nombreuses, quand on y pense), et pourvu aussi que la palatabilité soit au rendez-vous, je suis prêt à tout essayer dans ce monde de saveurs. Cela ne me pose non plus aucun problème de conscience qu'on cultive des plantes pour servir les besoins de l'homme (et de la femme). J'ai en revanche un peu plus de mal avec le concept de la foresterie. Comment une forêt ou des arbres qui ont grandi naturellement peuvent-ils être réduits à des ressources que l'homme peut exploiter comme bon lui semble?
Dans un livre titré La pensée végétale, paru en français en 2020, le philosophe Michael Marder invite à découvrir mais aussi à "respecter" cette autre "manière d'être au monde" dont il dessine avec inspiration les multiples linéaments. Je veux répondre sans hésiter à son appel.
Mais plus loin encore, mon respect des végétaux prend sa source dans le constat du miracle qu'ils arrivent à opérer. Il s'agit d'un miracle que ni l'humain ni presqu'aucun autre animal sur la planète (de rares exceptions font intervenir par exemple des alliances complexes avec des algues, par kleptoplastie) ne sont en mesure de reproduire à ce jour. Je parle bien de la photosynthèse. Les plantes ont cette faculté quasi magique de capter directement la lumière du soleil pour la transformer en énergie chimique que leur organisme peut utiliser. Une plante n'a pas besoin de "manger" pour survivre.
Bien sûr, la plante absorbe des nutriments dans le sol par ses racines. Mais cette "nutrition" ne sert pas vraiment à la production d'énergie, contrairement à ce qui se passe pour nous quand nous croquons une pomme ou quand on mange du boeuf. Évidemment, notre alimentation ne sert pas qu'à la production d'énergie (celle-ci se fait principalement à partir des sucres, des graisses et plus rarement des protéines). Mais cela commence à faire bien trop de nuances pour un simple billet. Mon point principal est que les plantes peuvent capter et transformer l'énergie solaire pour la transformer en énergie biochimique alors que nous, avec nos téléphones intelligents et nos technologies de pointe, on en est toujours incapables. Du coup, on reste totalement dépendants des plantes pour notre survie. Cela vaut pour l'ensemble des animaux. De leur côté, les plantes peuvent royalement se passer de nous.
Les arbres ont un autre superpouvoir qui me fascine. Il réside dans une partie de la plante qui porte un nom assez barbare: le méristème. Mais il y a plus barbare comme parenchyme ou collenchyme. Mais avant de vous faire fuir, disons simplement que le méristème est une zone de division cellulaire qu'on retrouve à la pointe des racines, dans les tiges, dans le tronc des arbres, un peu partout. Il est responsable de la croissance en longueur et en épaisseur des organes.
Les plantes sont bien plus complexes qu'on ne veut le croire en général. Je me rappelle la première fois que j'ai pu voir le méristème de mes propres yeux en laboratoire, j'ai ressenti une certaine fierté, comme si je venais de toucher le Saint-Graal. Les méristèmes rappellent les cellules souches de notre corps, ces cellules non spécialisées qu'on retrouve dans les animaux. À bien y penser, toute notre histoire sur cette terre commence par des cellules souches sans identité qui se multiplient et se spécialisent jusqu'à produire un coeur ici, un cerveau là-bas, etc. C'est un peu pareil pour les plantes, tous leurs organes (et oui ils en ont, le bois en est un, véritable tuyau spécialisé capable de faire circuler la sève le long de la plante) et toute leur croissance sont tributaires du méristème qui se spécialise en des fonctions plus précises.
Mais les superpouvoirs du méristème ne résident pas ici. Il est plutôt, selon moi, dans son immunité contre toute attaque virale. Même si une plante tombe malade (sous l'attaque d'un virus par exemple), son méristème reste intact. De sorte que toute la plante peut être reproduite à partir de ces cellules et donner naissance à des spécimens en pleine santé. C'est génial, n'est-ce pas?
Dans la même logique, il devient possible de reproduire les plantes quasiment à partir de n'importe quel organe contenant du méristème. Chaque partie contient le grand tout, ce qui est tout de même extraordinaire. Si par malheur un homme perd un bras, on peut douter qu'un nouvel homme puisse être reproduit à partir du bras perdu. Chez les plantes, c'est pourtant ce principe qu'on exploite pour cloner les plantes (tout le monde peut le faire, juste comme ça, pas besoin d'être agronome) par multiplication asexuée (bouturage, marcottage, etc.). Essayez de le faire un jour et épatez vos amis en leur disant:"Eh! Je viens de cloner un être vivant."
Autre superpouvoir, le méristème peut croitre de façon indéfinie et répond à un programme très flexible. Ainsi, la plante détient une capacité extraordinaire d'adaption à son environnement. La plante prend la forme du milieu qui le contient. Peu de choses sont écrites à l'avance, contrairement à nous qui restons fortement dépendants de notre génétique. On ne peut difficilement imaginer plus "libres" que les plantes.
Ce sont là des points qu'oublient souvent ceux qui clament la supériorité de notre espèce (ou pire encore, de leur personne) du haut des toits. Pourtant, les plantes détiennent encore d'autres facultés fascinantes.
Notre espèce est jeune et encore fortement dépendante de la nature. Quoi qu'on fasse. Pour notre alimentation, mais aussi notre médecine, ou même tout simplement notre santé mentale (qu'on pense uniquement au bien que cela fait de prendre une marche dans la nature ou de se reposer à l'ombre d'un arbre).
C'est une philosophie que j'espère un jour enseigner à mon fils. Plus que l'amour de la nature (d'ailleurs, qui n'aime pas la nature?), son respect et la prise de conscience qu'elle abrite des êtres vivants à part entière. Bwè dlo nan vè, respekte vè (respecte le verre dans lequel tu bois ton eau, proverbe créole). Avec un peu de chance, Clarvens ne répétera pas ce vieux proverbe haitien qui veut que maladi pa konn tonbe sou pyebwa (si on tombe malade, c'est qu'on n'est pas un arbre, autre proverbe créole). Car il saura. Que les arbres aussi tombent malades. Connaissant les capacités extraordinaires des plantes de se regénérer, il appréciera encore plus ces paroles inoubliables du général Toussaint Louverture, père de la libération noire:
En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des Noirs; il repoussera par les racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses. (Toussaint Louverture)
Et cet arbre, ce mapou qu'était Toussaint, on l'a abattu tout aussi froidement que l'arbre près de chez moi. Mais la vie et la liberté ont fini par gagner. Puisque ce peuple est encore debout.
Oh mon cher! Quel texte! Tant par le style, la trame narrative, le vocabulaire utilisé, les connaissances émises que par ta sensibilité témoignée par la présence de Clarvens dans ton histoire. Merci de continuer à partager des fragments de ta vie avec nous.