Le "Prix Nobel" d'économie a été décerné le lundi 12 octobre à Paul Milgrom et Robert Wilson pour leurs contributions théoriques et pratiques à l'univers des enchères. Je dis univers car c'est véritablement tout un monde.
Pas plus tard que dimanche dernier, des amis étaient venus m'apporter des Krèm Ti Kawòl. Je ne sais pas ce que j'ai bien pu faire pour mériter de si bons amis. J'ai arrêté de me poser la question pour déguster mon cadeau glacé délivré avec chaleur et amitié. L'un des amis m'a aussi apporté un très beau poster des trois économistes nobelisés l'année dernière pour leurs travaux sur la pauvreté. Il sait combien j'aime ces posters. On en a profité pour spéculer sur les surprises que pourrait révéler le rendez-vous de cette année et pas une fois on n'a pensé aux enchères.
Bien entendu, Paul Milgrom et Robert Wilson ne sont pas des surprises, ils figurent depuis longtemps parmi les économistes favoris pour le Nobel. Mais il y a dans ce prix quelque chose de familier, malgré le caractère sophistiqué de leurs théories et des enchères que ces deux hommes ont pu concevoir (surtout Milgrom) pendant des décennies de carrière. Ce "couple" d'économistes (Wilson a été le directeur de thèse de Milgrom - et c'est drôle, ce fut pareil pour Abhijit et Duflo en 2019) vient nous rappeler quelque chose que tout le monde connait mais qui reste tout de même obscur.
Une enchère est tout simplement une méthode de fixation de prix. Ça existe depuis des millénaires. D'autres méthodes plus connues sont la négociation (le marchandage) ou, comme dans les supermarchés modernes, la fixation de prix non négociables. L'enchère constitue donc un marché avec des règles spéciales, particulières, connues à l'avance, et où se rencontrent des vendeurs et des acheteurs (enchérisseurs). Les Québécois parlent aussi d'encan, de façon équivalente. Je ne sais pas entre "encan" et "enchère" ce qui fait le plus sexy, du coup j'utilise les deux.
La représentation classique qu'on se fait de l'enchère renvoie au cliché de cinéma de la vente aux enchères des œuvres d'arts. Typiquement, un priseur ou un maitre de cérémonie parle à cent milles à l'heure (on entend à peine ce qu'il dit et on se demande comment des êtres humains peuvent se décider aussi vite) jusqu'à déclarer finalement "adjugé, 86 000!" pour le meilleur offrant. Le titre de MSN pour annoncer la nouvelle du Prix Nobel d'économie cette année est particulièrement amusant, à ce propos: Le «Nobel» d'économie adjugé aux «enchères».
J'ai d'ailleurs une amie, ER, très talentueuse, qui envisage de vendre ses peintures par un mécanisme d'enchère. Ça se fait et aujourd'hui il y a des plateformes en ligne comme Shopify, eBay, etc. qui permettent facilement la vente aux enchères de ses produits. Comme ER est douée et fait des tableaux d'une beauté à couper le souffle, je crois qu'elle a sa chance. L'un des avantages (pour le vendeur et l'encanteur) de ce type d'enchère est que les prix peuvent s'envoler rapidement, et on peut finalement se surprendre à vendre un produit à un prix 10 fois supérieur au prix proposé initialement, d'autant plus si les enchérisseurs sont des amateurs.
A coté de la surenchère, un autre phénomène dont on parle souvent quand on parle d'enchère est la malédiction du vainqueur ou malédiction du gagnant. Parce que oui, le gagnant n'est pas toujours celui à qui le produit est adjugé.
Pour comprendre la malédiction du gagnant, il est important de distinguer deux grands types d'enchères, selon que le vendeur est actif ou non dans la vente. En effet, si le vendeur se contente de recevoir l'offre des enchérisseurs, on parle d'enchère simple (comme dans la vente aux enchères des œuvres d'art). Mais si les deux sont actifs et proposent des prix, on parle d'enchère double (c'est le cas par exemple sur les marchés boursiers). Parmi les enchères simples, les plus connues sont:
l'enchère de premier prix à enveloppe fermée ou sous pli fermé (chacun peut soumettre une seule offre et la meilleure l'emporte: en Haiti on parle parfois de vant ozanvlop, comme celles utilisées par les ONG qui veulent se débarrasser d'un bien). Le comportement optimal pour l'acheteur est de miser un peu moins que sa vraie valeur, mais plus il y a de participants plus on risque de miser gros.
l'enchère anglaise (ou enchère ascendante: la valeur augmente jusqu'à ce que le participant avec la meilleure offre l'emporte).
l'enchère hollandaise (ou enchère descendante: une valeur initiale décroit et le premier participant à accepter une des valeurs remporte l'enchère). Cette enchère est théoriquement équivalente à une enchère de premier prix. Il n'y a pas très longtemps, au Québec, on utilisait un mécanisme similaire (en combinaison avec d'autres mécanismes) pour vendre les porcs vivants à un nombre très restreint d'abattoirs.
et enfin l'enchère de deuxième prix avec enveloppe fermée (la personne avec la meilleure mise l'emporte mais au lieu de payer le prix qu'elle avait indiqué, elle paie de préférence la deuxième meilleure mise, soit le prix proposé par son concurrent le plus proche). Ce type d'enchère a la réputation d'inciter les participants à miser leur vraie valeur. Elle est théoriquement équivalente à une enchère anglaise. Voici une vidéo qui explique pourquoi elle pousse les participants à miser leur vraie valeur (pour faire courte une histoire longue, c'est pour ne pas se retrouver à payer plus cher que sa vraie valeur).
Google utilise une variante de l'enchère de deuxième prix pour AdWords (actuellement Google Ads). Google gagnait en 2012 plus de 32 milliards de dollars par cette voie. Quand vous cherchez quelque chose sur Google, vous pouvez parfois remarquer une publicité mise en avant par le géant. Or, il y a des centaines de milliers d'entreprises qui aimeraient avoir ce privilège. L'entreprise qui serait prête à payer le plus gros montant pourrait mériter cette place, mais il y aurait alors un risque que l'argent dicte le choix au lieu de la pertinence, et ce n'est pas ce que Google veut (il y va de sa réputation et du maintien de l'intérêt de ses utilisateurs). Alors, Google préfère, en plus de mobiliser un critère de qualité, mettre en avant la publicité de l'entreprise qui offre le plus gros montant, mais cette entreprise sait qu'elle paiera un montant proche de sa concurrente immédiate au lieu du maximum qu'elle dit être prête à payer. Cette vidéo (encore en anglais, désolé) explique bien l'intérêt et la pertinence de ce mécanisme d'enchère pour Google.
Pourquoi conduit-on des enchères? Elles sont pertinentes pour des situations dans lesquelles on ignore la vraie valeur de l'objet à vendre. Par exemple, combien vaut un tableau peint par mon amie ER? Ce tableau n'existe nulle part ailleurs, contrairement à mes chaussures qui doivent avoir été fabriqués en plusieurs millions d'exemples (je sais que c'est cheap, mais il n'y a pas que moi à porter des chaussures ordinaires). Dans le cas des chaussures, un marché a déjà pu établir le prix de référence à payer pour ces chaussures. Mais dans le cas de la peinture de mon amie, elle a une valeur privée qui varie d'un individu à un autre et qu'on peine à connaitre. Une enchère efficace permet alors d'adjuger, d'assigner le produit à l'offreur qui le valorise le plus.
Mais les produits peuvent aussi avoir une valeur commune, c'est-à-dire une valeur intrinsèque qui est la même pour tout le monde. Mais dès lors que l'information disponible sur le produit est incomplète, le spectre de la malédiction du gagnant se pointe, surtout pour certains types d'enchère (principalement, l'enchère de premier prix). Par exemple, comment déterminer la valeur d'une entreprise (par exemple, une exploitation agricole dans les pays développés)? Il y a certes des indicateurs de performance disponibles, mais comment les interpréter correctement, compte tenu du secteur, de l'avenir, etc.? Si on utilise une enchère de premier prix, le plus optimiste des participants va l'emporter. Et il y a de fortes chances que ce vainqueur ait surestimé la valeur de cette entreprise et se retrouve avec une exploitation bien moins florissante que ce qu'il avait imaginé.
L'idée d'une malédiction du vainqueur est somme toute assez contre-intuitive. Je l'aime bien. Elle illustre une situation où le vainqueur n'est pas le vrai vainqueur. Elle survient surtout dans les enchères avec valeur commune. Les enchères anglaises et de deuxième prix minimisent ce risque.
En menant une petite enquête, j'ai réalisé que les enchères sont bien plus courantes en Haiti que ce que je pensais. Les appels d'offre publics, les mécanismes utilisés par les ONG et par la douane pour se débarrasser de certains biens sont autant de situations où les enchères sont utilisées. Il y a même, au moins, une entreprise spécialisée dans l'organisation d'enchères en Haïti. Un contact Facebook qui a déjà utilisé ses services m'a offert de me parler de son expérience personnelle. Il y a donc de fortes chances que nous ayons d'autres occasions de parler d'enchère sur ce blog. En attendant, ce qu'il faut retenir de tout cela, selon moi, est qu'en matière d'enchère, la surenchère est ce dont il faut surtout se méfier.
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